Afrique : pourquoi le Sahel veut "dégager" la France ?Pancarte anti-française à Niamey, le 30 juillet 2023. (DPA/ABACA) Istock
Les putschistes qui ont pris le pouvoir dans certains pays d'Afrique sub-saharienne multiplient intimidations et discours contre la France. Des récits qui mêlent arguments réalistes et fantasmes, dans un seul but : pousser la France hors du Sahel, après des décennies de rapports étroits. Interview avec Alain Antil, chercheur et directeur du centre Afrique subsaharienne de l'Institut Français des relations internationales (Ifri).
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Les mots sont forts, les décisions, sans appel. Drapeaux français piétinés, symboles républicains incendiés... Les dernières années ont vu la multiplication des discours anti-français au Sahel, cette région du continent africain qui berce le Sahara et s'étire, ruban terrestre, depuis le Cap vert à l'Ouest jusqu'au Tchad au Centre. Parmi les pays qu'on associe généralement à la région, on compte le Mali, le Niger et le Burkina Faso. Trois pays francophones, anciens territoires de l'empire colonial français, trois Etats victimes de conflits internes, du terrorisme islamiste, de déséquilibres économiques et, récemment, de coups d'Etat. Les premiers, au Mali en 2020 et 2021, ont précipité en 2022 la fin de l'opération Barkhane, menée par la France contre le djihadisme dans le pays depuis 2013. Les seconds, au Burkina Faso en 2022, ont fini de chasser les militaires Français de la force Sabre en février 2023, le troisième, au Niger en juillet dernier, est en passe d'éjecter les 1 500 soldats français toujours présents dans le pays, pivot du dispositif anti-djihadiste français au Sahel. 

Le 15 septembre le président français a eu des mots inquiets : " Au Niger, au moment où je vous parle, nous avons un ambassadeur et des membres diplomatiques qui sont pris en otage littéralement à l'ambassade de France", a déclaré le chef de l'Etat lors d'un déplacement à Semur-en-Auxois (Côte-d'Or). La France refuse depuis le coup d'Etat la demande de retrait de son ambassadeur, Sylvain Itté, à Niamey, et considère comme chef de l'Etat légitime  le président renversé Mohamed Bazoum, retenu captif par la junte. La situation s'est immédiatement tendue entre la France et le Niger au lendemain de la prise de pouvoir par les militaires le 26 juillet, le putch débouchant sur des manifestations anti-françaises et une dénonciation virulente des accords de défense avec Paris. Avant le Niger, les puschistes du Mali et du Burkina Faso avaient également dégainé une approximative rhétorique anti-française, épouvantail destiné à rallier la population à la cause nationale. Pour comprendre pourquoi la France est si mal-aimée dans cette région avec laquelle elle a pourtant longtemps entretenu des relations fortes, Planet a interrogé Alain Antil, chercheur et directeur du centre Afrique subsaharienne de l’Institut Français des relations internationales (Ifri).

Que reste-il des intérêts économiques, politiques et militaires français dans les pays du Sahel ?

Alain Antil : Si on met de côté le Sénégal et qu’on se concentre sur le Mali, le Burkina Faso et le Niger, les intérêts économiques sont extrêmement limités. La seule grande société française au Niger est la société Orano qui exploite avec l’Etat nigérien une mine d’uranium. Il faut garder à l’esprit que la part de l’Afrique subsaharienne dans les échanges commerciaux de la France n’a cessé de diminuer : elle est aujourd’hui de 2 %. Et le Sahel représente très très peu. La France a beaucoup plus d’échanges avec l’Afrique du Sud et le Nigeria, qui sont les deux plus grandes puissances économiques subsahariennes. Ceux qui font des analyses géopolitiques en termes de ressources se trompent : les intérêts français dans la région sahélienne sont très faiblesDonc les évènements de cette année n’ont pas un gros impact sur les échanges commerciaux français. Sur le plan strictement militaire, la présence française dans ces pays, forte après la décolonisation, s’était réduite drastiquement, jusqu’au moment où ils ont été marqués par le terrorisme. Il y a toujours eu une base à N’Djamena, il y a une base aussi à Dakar mais le reste de la présence française c’était de la coopération. Cela a changé avec ce qu’il s’est passé au Mali en 2012 et le lancement de l’opération Barkhane : on a eu le développement d’une présence militaire accrue, dans le cadre de cette mission. Il y avait, paralèllement à Barkhane, une Opération de forces spéciales (la Task force Sabre) basée dans les faubourgs de Ouagadougou, et il y avait aussi quelques militaires français côté nigérien mais c’est surtout depuis la fin de Barkhane au Mali qu’on a eu une augmentation de la présence militaire française au Niger. C'est ce que les militaires français appellent la "réarticulation de Barkhane" : soit environ 1 500 soldats français sur le sol nigérien. Aujourd’hui au Burkina Faso et au Mali il n’y a plus de soldats français, au Niger il y a de fortes chances pour que les soldats français quittent le Pays. Il restera donc une base au Tchad et une au Sénégal. Pour le reste de l’Afrique, on a également une base en Côte d’Ivoire, une au Gabon et une à Djibouti.

Des symboles de la France sont attaqués dans certains pays du Sahel. Cette tendance est-elle plus forte ces dernières années ?

La première précaution c’est de dire qu’il y a eu aussi des coups d’Etat et tentatives dans des pays africain non-francophones (Guinée Bissau – Soudan, etc…). Et les coups d’Etat au Gabon et en Guinée n’ont pas pour l’instant prit de coloration anti-française. Depuis la colonisation, il y a toujours eu des discours anti-français dans des pays francophones, il y a déjà eu des crises où on a brûlé des drapeaux français. Mais dans une étude menée par l’Ifri, on explique que le sentiment anti-français nous parait beaucoup plus fort et structurel qu’avant, il est massivement présent dans les opinions publiques et est repris aussi par les élites. C’est devenu dans certains pays d’Afrique francophone, au Sahel et dans le Golfe de Guinée, une sorte d’évidence.

De quels “maux” la France est-elle accusée ? De quelle colère parle-t-on ?

A mon avis il y a trois types de critiques. Il y a des critiques qui semblent pertinentes et évidentes, en particulier celles portant sur la politique africaine de la France, et sur ses piliers. Ainsi on critique le maintien du Franc CFA, le maintien militaire qui fait de la France une exception parmi les anciens colonisateurs (les Anglais et les Portuguais n’ont pas fait ça) et la multiplication des interventions depuis les indépendances. On compte plus de 50 interventions françaises depuis 1960 en Afrique subsaharienne. Elles ne sont évidemment pas toutes de l’ampleur de Barkhane. Mais lorsqu’on analyse les discours critiques qu’on a en Afrique vis-à-vis de la France on retombe invariablement sur ces éléments là, rationnels et compréhensibles. Le deuxième point tient plus du fantasme. On a vu naître au Sahel cette idée que le terrorisme n’est pas un problème de ces pays, mais un problème soutenu par Paris ou les Occidentaux car ces partenaires malveillants auraient intérêt à ce que ces pays soient à feu et à sang pour continuer à exploiter leurs sous-sols. On retrouve cette idée très régulièrement dans les critiques : “la France soutient le terrorisme”, “la France vole de l’or”, “la France fait marcher ses centrales avec l’Uranium nigérien alors que les Nigériens n’ont même pas d’électricité”. Il y a un sentiment fort de pillage des sous-sols qui est largement un fantasme étant donné que la France n’est plus une puissance minière. Cela n'a pas toujours été le cas cependant. Quand on regarde l’histoire du nucléaire français, le Niger a tenu un rôle très important : le fait qu’on ait pu avoir une entreprise française ayant un monopole de fait de l’exploitation uranifèreau Niger à une époque où le marché de l’uranium était moins étendu qu’aujourd’hui, a eu un rôle important dans l'essor du nucléaire français.

Aujourd'hui au Niger on analyse la situation de 2023 comme si on était en 1970 : la France était alors très interventionniste. Quand le président nigérien a décidé de manière unilatérale en 1974 d’augmenter l’uranium, la France a vraisemblablement laissé faire un coup d’Etat qu’elle aurait pu déjouer. Aujourd’hui le Niger est, selon les années, le 3, 4 ou 5ème partenaire de la France sur l’uranium : ça reste évidemment important mais pas stratégique. Aujourd’hui les grandes sociétés minières en Afrique subsaharienne sont anglo-saxonnes ou chinoises, donc le procès en pillage du sous-sol par la France est une fantasmagorie installée. Le troisième aspect de cette critique c’est que le discours anti-français est devenu l’explication à tout. Les dirigeants de ces pays se dédouanent de leurs responsabilités, en particulier au Sahel, où les trajectoires économiques et sécuritaires sont particulièrement médiocres. Il faut bien trouver une explication, et la bonne explication serait que ces pays ont des partenaires malveillants qui font tout pour qu'ils ne se développent pas. Ça arrange tout le monde car ça dédouane les dirigeants de leurs responsabilités et ça offre un capital sympathie à tous ceux qui tiennent ce discours puisque le sentiment anti-français imprègnent fortement les opinions publiques. Si on prend un cas concret, on voit que les putschistes nigériens ont commencé à dénigrer la France 24h après leur prise de pouvoir. Quand on analyse ces discours, apparaissent des dimensions plus subtiles. Ainsi, les opinions publiques reprochent beaucoup l’échec des dirigeants à la tête du pays depuis des décennies. Cependant, comme le gros du bataillon de ces élites était formé en France, on met ces élites francophones dans le même sac que la politique africaine de la France dont ils ne seraient qu’une émanation.

Est-ce qu’on peut parler d’une deuxième étape de décolonisation ?

C’est ce que ceux qui prennent le pouvoir affirment : ils présentent leur action comme devant amener une "deuxième indépendance" ou une "vraie indépendance", mais i ls enfourchent surtout un discours populiste. Des parties des opinions publiques adhèrent à ces discours : “explorons des partenariats avec d’autres pays” se disent-ils puisque le partenariat avec la France n’a pas amené le développement, mais au bout d’un moment on prend conscience qu’il y avait d’autres problèmes que la relation à la France. Au Mali, virer la France, les Européens, l’Onu n’a rien réglé : la situation sécuritaire n’a jamais été aussi dramatique. Donc le “dégagisme”, le populisme, mobilisent politiquement mais ça ne constitue pas un programme. Au Mali, Assimi Goita c’est séparé de tous ses partenaires de sécurité et en échange n’a trouvé que Wagner, une société de mercenaires peu efficace et qui de surcroît est impliquée dans des massacres de populations civiles.

Quel avenir pour la France dans ces pays ?

D’un point de vue économique, l’évolution est déjà faite : la France n’est plus le seul partenaire. Le Niger a beaucoup d’autres partenaires arabes, chinois, turcs… Et de son côté, la France est très peu dépendante de ses échanges avec l’Afrique subsaharienne. D’un point de vue stratégico-militaire, cela est sur le point de se faire : la France va partir du Sahel. Pour l'instant, les pays prêts à la “remplacer” ne sont pas encore visibles, sauf la Russie qui a livré quelques avions mais plutôt des pièces de musée. Les Turcs vendent des drones mais n’envoient pas de militaires. Les Chinois jusqu’alors sont plutôt présents militairement dans les opérations onusiennes. On va voir si ce manque d’intérêt profite aux milices telles que Wagner. Il y a beaucoup d’autres milices nées ces dernières années en Russie mais qui n’ont pas été actives pour l’instant en dehors du théâtre urkainien. Mais elles pourraient le devenir car le modèle Wagner en Afrique était très vertueux : peu coûteux (la milice s’autofinançait, voire gagnait de l’argent avec de multiples sociétés, minières notamment) et peu coûteux en termes d’image (puisqu’il s’agissait d’une société privée et non d’un déploiement de soldats). Le modèle peut-être très intéressant pour les autorités russes.