Quelle menace terroriste plane sur la France ? Marin Ludovic/Pool/ABACAabacapress
Les récents évènements d'Arras et la multiplication des alertes attentats ont réveillé l'angoisse des Français sur le risque d'attaque terroriste. A tort ou à raison ? Planet fait le point avec Myriam Benraad, professeure en relations internationales et spécialiste du terrorisme.
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Après l'attaque contre un établissement scolaire à Arras et les attentats qui ont fait deux victimes suédoises à Bruxelles, l'étau du terrorisme se fait de nouveau sentir sur l'Europe. Pour certains Français qui renouaient difficilement avec la légèreté et la joie, 8 ans après les attentats qui ont meurtri Paris en 2015, c'est un retour brutal à un contexte anxiogène. Depuis l'attaque à Arras, la France est placée en alerte urgence attentat, le niveau le plus élevé du plan Vigipirate. 

Le climat intérieur est à la frénésie. Le gouvernement brandit sa loi immigration comme solution, Emmanuel Macron veut raviver la coalition internationale contre l'Etat islamique, l'Education pleure ses professeurs assassinés sur l'autel du djihad et punit ceux qui ne les pleurent pas. Les 183 élèves qui ont "perturbé ou contesté" l'hommage rendu à Dominique Bernard et Samuel Paty le 16 octobre "ne feront pas leur rentrée" après La Toussaint. Le ministre de l'Education est revenu sur sa proposition de "structures spécialisées" pour "sortir" les élèves radicalisés des établissements scolaires.

Un attentat déjoué tous les un mois et demi

Voilà pour la politique. Les chiffres traduisent, eux, une menace quantifiée mais difficilement maîtrisable. Selon Gérald Darmanin le 18 octobre, il y a eu depuis 2017 "43 attentats islamistes déjoués, 1 tous les mois et demi." Il détaille : 1 500 personnes interpellées qui ont un lien direct avec de l’apologie du terrorisme, des préparations d’attentats depuis 5 ans." L'opération sentinelle contre le terrorisme mobilise 10 000 hommes devant les lieux sensibles, écoles et lieux de cultes, "jusqu'à nouvel ordre" a indiqué la présidence en octobre. Selon Europol, la France est le premier pays d'Europe ciblé. En 2022, 93 suspects qui avaient des projets d'attentats islamistes ont été arrêtés contre 46 en Espagne, 30 en Allemagne et 23 en Belgique. 

Planet a cherché à portraitiser la menace terroriste en France, avec l'aide de Myriam Benraad, p olitologue, professeure en relations internationales à l’Université internationale Schiller et à l’Institut libre d’étude des relations internationales et des sciences politiques à Paris. Elle est l'autrice de "Terrorisme et vengeance",Esprit(septembre 2023) et Terrorisme : les affres de la vengeance. Aux sources liminaires de la violence(Le Cavalier Bleu, 2021). Entretien.

Comment définiriez-vous le terrorisme en France ?

Myriam Benraad : Ce que l’on nomme "terrorisme" est une violence avant tout politique. Elle est "terroriste" par les moyens qu’elle emploie, qui visent à créer la terreur parmi les populations notamment.(...) On revient ensuite nécessairement à l’étude de la violence politique qui articule des idées, des griefs, des revendications. Si l’on prend le cas des djihadistes, ces derniers s’en prennent aux civils mais justifient leurs actions armées par des arguments essentiellement politiques.Il importe de revenir sur l’étude du terrorisme comme violence politique car une certaine approche sécuritaire utilise le terme "terroriste" en dépolitisant nombre d’assaillants pour passer sur un terrain psychiatrique, familial, ou lié à la délinquance, qui n’est pas très convaincant à mon sens. Nier que ses partisans articulent des revendications de nature politique, c’est en quelque sorte nier le problème dans son ensemble. Si on reprend l’étude des mouvances terroristes d’extrême gauche, par exemple, on ne leur niait pas autant cette dimension politique, ce qui interroge.

Quelles mouvances terroristes identifie–t-on aujourd’hui en France ?

MB : Il existe aujourd’hui deux mouvances essentielles. Si l’on parle de passage à l’acte concret, de violence, le terrorisme qui nous concerne au premier plan reste le terrorisme djihadiste. Dans le cas des mouvances d’extrême-droite, un certain nombre de projets d’attentats ont certes été déjoués au cours des dernières années, mais cette violence ne nous a pas frappés de manière aussi traumatisante que le djihadisme.

On a parlé des “loups solitaires”, des “commandos”, de “menace projetée" : quelle forme prend la menace en France ?

MB : Premièrement, il n’y a pas de "loups solitaires" car cette formule signifierait que les terroristes vivraient dans une sorte d’isolement, coupés du reste du monde, décideraient soudain de passer à l’acte alors que, on le sait, soit il y a eu des accointances avec des individus eux-mêmes acquis à l’idéologie djihadiste, soit des accès à des contenus de propagande qui déjà en soi constituent un dispositif d’embrigadement. La notion de “menace projetée” (des combattants venus de l’étranger pour perpétrer une attaque sur le sol français, Ndlr) me pose également un problème. C’est le cas des combattants qui reviennent d’une zone de conflit pour former des commandos et passer à l’acte, comme en 2015, mais en réalité il est tout à fait possible de former des commandos en France, les terroristes en herbe n’ont pas besoin de se projeter nécessairement depuis un théâtre de guerre. Aujourd’hui les commandos venus de l’étranger sont moins probables en raison de la montée en puissance du renseignement et des dispositifs de surveillance et d’infiltration : tout est fait pour empêcher la réitération d’un tel scénario.

La menace s’est-elle accentuée dernièrement ?

MB : Il y a une réaction claire à ce qui se passe au Proche-Orient et si cette escalade se poursuit, le risque terroriste en France peut s’accroître. Je ne pense pas qu’on risque d’assister à des attentats comparables à ceux de 2015 cependant : l’attaque du commando du 13 novembre, par son ampleur et sa violence, était exceptionnelle. Mais que des individus décident de passer à l’acte alors que la conflagration au Proche-Orient se poursuit et s’aggrave, c’est un risque.

Les États ne peuvent pas tout maîtriser. La violence est contrôlable jusqu’à un certain point mais les attentats à caractère terroriste ne peuvent tous être déjoués. Ce qui ne revient pas à dire qu’il faudrait en quelque sorte s’habituer à cette violence car elle est révoltante et crée un malaise immense au sein de notre société. Mais compte-tenu de ce qui nous entoure, notamment en Europe, dans notre voisinage géopolitique direct, la France est très vulnérable, très exposée. Le risque 0 n’existe pas.

Pourquoi la France est particulièrement ciblée ? 

MB : La variable palestinienne a toujours été très présente dans le terrorisme djihadiste. Je pense qu’aujourd’hui l’élément déclencheur est la situation politique au Proche-Orient, avec une montée continue des violences entre Israël et les Palestiniens.(...) Ce qui a fait de la France une cible, ce sont aussi ses positions diplomatiques très critiquables, qui l’ont rendue encore plus vulnérable. (...) La France a participé à des guerres dans le monde musulman, de son propre chef ou suivant les positions de l’Otan et des Etats-Unis, qui ont mené des offensives désastreuses au Moyen-Orient. Par conséquent, la France figure en tête de liste des ennemis désignés des organisations djihadistes. (...)

Il y a convergence entre différentes configurations propices. Des griefs structurels apposés sur un contexte géopolitique sensible constituent potentiellement un cocktail explosif et favorable à des passages à l’acte violents. Autrement dit, le terrorisme est une violence en sommeil, la majeure partie du temps, qui dans certains contextes particuliers et "réactionnels", ressurgit brutalement.

Les meurtriers de Samuel Paty et Dominique Bernard avaient 18 et 20 ans. Pourquoi le terrorisme séduit certains jeunes en France ?

MB : De nos jours, cet engagement est essentiellement le fait d’internet, des réseaux sociaux. La propagande reste en accès libre et direct, car les propagateurs ont réussi à contourner nombre d’interdictions. Surtout, s’est développé tout un imaginaire qui imprègne une partie de nos jeunes. Prenons pour exemple les termes "mécréant" ou "apostat", banalisés par les djihadistes : ceux-ci sont repris par une jeunesse qui ne sait pas nécessairement pas de quoi elle parle mais qui les a entendus et en affublent de simples professeurs, ou encore un prêtre dans une église (on se souvient de l’assassinat du Père Hamel).

L’espace numérique est anarchique, avec des processus d’embrigadement de la jeunesse qui accède à tout et n’importe quoi, et se trouve par conséquent totalement déstructurée, passant de la lecture d’un texte de l’État islamique à un film porno, sans chercher à caricaturer. Il y a de grandes ambivalences chez ces jeunes sur le plan psychologique. (...) Les parents eux-mêmes, dans certains cas de figure, n’ont pas du tout pris conscience de ce qui se passait avec leurs enfants. Il y a donc un vrai problème quant aux contenus que certains jeunes consultent sur Internet, lesquels peuvent susciter des carrières militantes et provoquer des drames.

Quid des 183 élèves exclus pour avoir perturbé gravement l’hommage aux professeurs tués ?

MB : Ces incidents graves devraient faire l’objet d’une surveillance ou d’enquêtes plus poussées. Ils peuvent être soit le fait de fauteurs de troubles qui profitent du contexte pour semer la confusion et la peur, et qui de manière inconsidérée peuvent aller jusqu’à l’apologie du terrorisme, soit le fait de sympathisants réels de l’idéologie djihadiste. (...) La frontière est floue entre les catégories d’individus : terroristes, radicalisés, simples partisans intoxiqués par une idéologie ? Tout peut commencer par de la sympathie, une certaine adhésion à un discours extrémiste, puis culminer dans un passage à l’acte à l’étape de l’engagement plus tangible dans la cause. (...)

On ne pourra jamais complètement sonder les cœurs et les intentions mais si, a minima, ces élèves ne réalisent pas ce qu’il se passe et la gravité de leurs discours et de leurs comportements, c’est extrêmement problématique.